Notre camarade et confrère Arnaud Dubus est mort. Le lundi 29 avril, cet ancien journaliste de 55 ans, qui travaillait depuis peu comme porte-parole adjoint à l’ambassade de France en Thaïlande, est sorti de son bureau de la chancellerie en laissant son sac et son téléphone.
Il a pris une moto-taxi jusqu’à la station de métro aérien la plus proche. Puis, après avoir emprunté l’escalator menant aux guichets, il s’est précipité du haut de la passerelle, sautant dans le vide. Quelques minutes plus tard, il était mort.
Le suicide d’Arnaud nous affecte profondément, nous, ses collègues et amis journalistes francophones, pas seulement parce que nous avons perdu un ami irremplaçable, un puits d’érudition et de sensibilité, une clé essentielle de cette Asie du sud-est si mystérieuse, mais parce que le drame d’Arnaud Dubus reflète aussi celui de la mort du métier de correspondant de presse.
Rien ne saurait expliquer la douleur d’Arnaud et son geste, mais il serait lâche de feindre d’ignorer combien la précarité de la dernière décennie de sa carrière a contribué à son mal-être. Ce reporter passionné qui pigea longtemps pour des médias établis comme Libération, Le Temps, Radio France et RFI, avait dû mettre fin à son activité l’année dernière, faute de pouvoir en vivre.
Pourtant, des Khmers Rouges aux Chemises Jaunes thaïlandaises, des scandales de corruption en Malaisie au rôle des moines bouddhistes en politique, il avait écrit avec une impeccable justesse d’analyse sur tous les grands dossiers de la région. Pour le dire simplement, Arnaud Dubus était considéré comme l’une des meilleures plumes francophones sur l’Asie du Sud Est.
Ses propositions d’articles restaient néanmoins souvent sans suite et il nous avait confié qu’à Paris, dans certaines rédactions, on snobait un peu cet exilé aux allures de jeune homme timide – et qui ne la ramenait pas : l’Extrême Orient, quand il ne s’agit ni du Japon, ni de la Chine, n’intéresse pas grand monde.
Survivant tant bien que mal à la fameuse crise de la presse écrite, il voyait depuis des années ses revenus diminuer, sans oser se plaindre : trop modeste, trop isolé des rédactions pour trouver une oreille attentive, trop humilié de ce déclassement de milieu de vie.
Le journal Libération lui avait, il y a quelques temps supprimé son abonnement internet : « tu comprends, tu ne piges pas assez pour nous ». La radio publique RFI venait de décider de ne plus payer les cotisations sociales de ses pigistes à l’étranger. A sa mort, ces deux organes de presse lui ont rendu des hommages soutenus, et sans nul doute, sincères.
Arnaud souffrait de dépression, qui fait tout autant de ravages sous les tropiques que dans la grisaille des capitales européennes : il suivait un traitement depuis une dizaine d’années. Récemment, faute d’une couverture sociale à l’étranger, il avait dû arrêter son traitement.
Tout se passait comme si Arnaud Dubus devait s’avérer heureux de pouvoir encore récolter sa maigre pitance de pigiste, – de 600 à 1500 euros dans les bons mois – lui, ce spécialiste d’un monde exotique et périphérique pour lequel il ne valait pas la peine qu’on lui paie ses frais de reportage.
Rappelons au passage quelques chiffres : une pige dans un grand quotidien français est rémunérée en moyenne 60 euros le feuillet, tarif qui n’a pas augmenté depuis une quinzaine d’années. Aujourd’hui, l’immense majorité de ceux qu’on appelle des « correspondants » à l’antenne ou sur le papier, sont en fait des pigistes basés à l’étranger, sans salaire fixe, sans protection sociale.
Cela signifie que pour un long papier, qui prendra environ une semaine de recherche, déplacement, rédaction, un journaliste peut espérer gagner 400 euros. S’il faut soustraire des frais de transport, d’hôtel, de traducteur (Arnaud parlait, lui, le thaï, contrairement à la plupart de ses confrères), la décision est vite prise : comme beaucoup d’entre nous, Arnaud avait presque cessé de faire du reportage, faute d’avoir les moyens de le financer.
C’est avec son doux sourire ironique et résigné qu’il prenait l’envoi par ses employeurs de journalistes du siège sur les grands événements qui auraient dû lui permettre d’emmagasiner un peu d’argent en prévision des périodes creuses. Le correspondant, si utile aux rédactions lorsqu’il s’agit d’apporter un regard neuf ou des connaissances pointues sur des zones méconnues, n’est pas considéré comme un journaliste « maison », digne de représenter la marque sur de grands rendez-vous médiatiques.
Heureusement, cet intellectuel infiniment curieux, fin connaisseur de la culture et de l’histoire de la Thaïlande, collaborait régulièrement avec l’Institut pour la Recherche sur l’Asie Contemporaine (Irasec), et publiait des ouvrages, dont le remarqué « Bouddhisme et Politique en Thaïlande ».
Aujourd’hui la plupart des correspondants de presse à l’étranger ont des activités d’appoint : traduction, enseignement ou même publicité parfois, sous des noms d’emprunt, tout ce qui permet de tenir jusqu’au mois prochain.
Pour parachever l’inconfort de sa situation, tous les ans depuis trente ans, vers le mois de décembre, Arnaud devait passer par l’angoissant rituel du renouvellement de son visa de presse. En l’absence de contrat de travail avec leurs employeurs, qui doivent néanmoins se fendre d’une lettre où ils reconnaissent utiliser les services du journaliste en question – beaucoup rechignent d’ailleurs à accorder cette fastidieuse faveur !- les correspondants pigistes s’efforcent de justifier comme ils le peuvent leur statut auprès des autorités locales, avec la peur chaque année de se voir prier de quitter le territoire, qu’ils soient nouveaux venus ou expatriés de longue date avec conjoint et enfants.
Secrètement meurtri par l’indifférence que certains lui témoignaient dans les rédactions, épuisé par des décennies à courir après les piges et écoeuré par le manque de reconnaissance financière, Arnaud Dubus avait fini par abandonner la profession, comme nombre de ses confrères, et accepter une proposition de l’ambassade de France : devenir attaché de presse adjoint, pour un salaire de 1500 euros, en contrat local. A 55 ans, lui et son épouse de longue date, Nou, aspiraient à un minimum de sécurité en prévision de leur vieux jours, notamment à l’acquisition d’un appartement, ce que sa vie de pigiste ne lui avait jamais permis.
Mais la transition de la presse à la diplomatie, les petites humiliations ordinaires de la vie de bureau auront eu raison de la personnalité fragile de cet homme de terrain et de plume, peu disposé à l’usage de la langue de bois. Ses amis proches le disent : il ne s’est jamais remis d’avoir dû abandonner le journalisme. « Je me rends compte que le plus important, c’est la liberté », avait-il écrit à l’une de ses consoeurs quelques semaines avant son terrible geste.
Arnaud l’érudit, le passeur d’histoires nous a quittés. A travers lui, c’est toute une profession, son esprit, son code d’honneur, que nous voyons tomber.
Ses amis et collègues membres de l’Union de la Presse Francophone (UPF) – Thaïlande :
Christelle Célerier, Christophe Chommeloux, Yvan Cohen, Olivier Cougard, François Doré, Charles Emptaz, Thierry Falise, Loïc Grasset, Didier Gruel, Carol Isoux, Olivier Jeandel, Olivier Languepin, Régis Levy, Thibaud Mougin, Olivier Nilsson, Patrick de Noirmont, Roland Neveu, Philippe Plénacoste, Pierre Paccaud, Bruno Philipp, Jean-Claude Pomonti, Pierre Quéffelec, Vincent Reynaud, Laure Siegel, Stephff, Catherine Vanesse.
L’antenne Thaïlande de l’UPF rassemble une trentaine de journalistes travaillant pour les médias suivants : Le Monde, Libération, Arte, Mediapart, France Télévisions, TF1, RTL, BFMTV, L’Express, Gavroche, RFI, Lepetitjournal.com, Thailande-fr, Latitudes, Ouest-France.
L’UPF est une association fondée en 1950 qui regroupe plus de 3.000 journalistes, dans 110 pays. Son but premier est de défendre la liberté de la presse ainsi que de promouvoir la francophonie et ses valeurs dans les médias.